Chaque semaine, vivez au rythme de la série exclusive WANKR ! A chaque chapitre, suivez les aventures d’André Williams, simple comptable qui se retrouve plongé au cœur d’une machination politico-industrio-écologique à l’échelle planétaire. Cette semaine, épisode 8 !
8.
Ce matin, Rolf Kachinsky n’était pas aussi serein que son frère. Malgré son habituelle apparente confiance en lui même – celle-là même dont il avait fait preuve en parlant à son frère la veille -, il redoutait cette réunion de lundi avec le Maître. Même si ils n’avaient pas spécialement été proches, la mort de Takashi Uno l’avait secoué. Cet incident avait quelque peu ébranlé ses certitudes et sa foi dans sa mission. Alors que jusqu’à présent, tout avait toujours été clair, il en venait maintenant à douter. Si tout cela n’était que pure folie ? Et si lui-même avait été manipulé comme les 7 milliards d’autres humains…
Tout comme la caste au sein de laquelle il avait été élu, l’humanité était sans aucun doute à un carrefour déterminant. Des décisions critiques devaient être prises et cela allait définitivement influer sur le futur de la planète entière. Rolf senti d’un coup, et pour la première fois, le poids des responsabilités et des conséquences de ses actions s’abattre sur ses épaules. Il se rappela un moment de la noblesse et de la grandeur de sa cause. Mais à la pensée de certaines de ses actions passées et à venir, il commença à se demander si certaines d’entre elles n’étaient pas franchement préjudiciables à la survie de notre espèce sur notre planète. Ce qui, après tout, allait à l’encontre même de sa mission.
Son moteur à lui, et le vecteur du succès de ses plans jusqu’à présent, avait été la cupidité. Le désir immodéré de l’homme pour l’argent et les richesses… et ce malgré les nombreux rapports dénonçant encore et encore les dangers inouïs du monde de la finance et de la société de consommation pour l’avenir de l’humanité.
Rolf continuait de croire au plan du Maître. Mais il ne pouvait dénier que tout cela prenait une tournure de plus en plus obscène. Cette culture des pays soit disant développés de l’excès, du toujours plus, était en train de devenir la plus grande menace de cette planète. Ces rapports alarmistes ne cessaient de le répéter : « si nous ne reconnaissons pas immédiatement que nos problèmes environnementaux – du changement climatique à la déforestation et la disparition de centaines d’espèces animales par an – sont les conséquences directes de notre croissance exponentielle et de nos habitudes de consommation non durables, nous n’arriverons pas à résoudre la crise écologique qui menace notre civilisation d’une extinction totale à plus ou moins long terme ». « Quand une famille américaine dépense plus pour son chien en un an qu’un homme au Bangladesh pour se nourrir, cela représente très certainement un problème » s’était amusé Rolf. Certes, il siégeait en haut de la pyramide mais il commençait à entendre la sourde clameur venant du bas et ce n’était pas bon signe.
La démocratie des brigades anti-émeutes, des politiciens corrompus, des médias contrôlés par des magnats industriels et de l’état surveillance était de plus en plus exposée et n’avait jamais semblé aussi fragile que le concept de l’Europe de l’est il y a trente ans.
Des millions de gens étaient en train de réaliser qu’on leur avait vendu un rêve en désaccord avec ce que la réalité allait vraiment livrer. Et leur réponse à ce système était la colère et un repli vers les formes de nationalisme et de protectionnisme qui ne pouvaient que mener à plus de conflits.
La veille, il avait encore lu dans le journal qu’il faudrait 1,6 planète pour subvenir aux besoins actuels de l’humanité. Et le phénomène ne cessait de s’accélérer. Le consumérisme n’allait pas être une option viable si la population continuait à se développer à ce rythme et de cette façon. Finalement, une preuve que les plans du maître se déroulait à merveille.
« Pas de quoi s’inquiéter… Le plan, Rolf ! Attache-toi à exécuter le plan » se répétait-il, comme pour se rassurer.
Le dernier rapport qu’il avait lu venait effectivement confirmer qu’il était sur la bonne voie : « Le monde se remettant actuellement d’une crise financière mondiale sans précédent depuis le krach de 1929 est l’occasion à ne pas rater de se détourner du consumérisme. L’esprit de survie humain doit triompher du désir ardent de consommation à tout prix ».
Voilà qui permettrait une fois de plus de régler nombre de ses problèmes en cours : le désir ardent de possession dans le monde était devenu trop fort et Rolf le savait bien. Cette appétence outrancière de richesses et de propriétés s’était transformé en une addiction psychologique généralisée avec une envie boulimique de consommer toujours plus et plus encore. Il n’y avait désormais plus de limites à cette accumulation d’opulence pour les gens atteints de ce virus. Ce mot ‘virus’ résonnait d’ailleurs en Rolf qui se plaisait souvent à s’imaginer comme un docteur qui œuvrait pour un monde meilleur. Un monde dystopique où l’humain aurait enfin l’impression que l’argent fait le bonheur. Et seul le maintien et l’entretien de la cupidité pourrait lui permettre de réaliser cette vision et apporter sa pierre à l’édifice du plan divin du Maître.
Alors oui, on jouait l’avenir de la planète. Mais d’après Rolf, c’était le prix à payer. « De toute façon, on est désormais pas loin d’atteindre la limite critique » s’était-il convaincu.
Pour Rolf, tout n’avait jamais été aussi clair et la ligne d’arrivée jamais aussi visible.
Et il le savait bien : à la racine de la cupidité, vivait l’ego.
L’ego collectif de la société industrialisée se trouvait tellement flatté par cette abondance grandissante, que la perception entière de l’humanité était en train de basculer vers une réalité alternative où les réels dangers s’effaçaient face aux plaisirs procurés. Les nouvelles technologies et les efforts des gouvernements ne pourraient rien pour sauver l’humanité d’une catastrophe écologique et d’une explosion sociale tant que la conscience et l’ego collectif continuerait ainsi à trouver satisfaction dans la consommation de masse.
En attendant, Rolf et ses acolytes continuaient à donner bonne conscience aux quelques éventuels rebelles en démocratisant le tri sélectif et les ampoules basse consommation. Tant qu’on arrivait à garder les individus déconnectés entre eux, de la nature et du monde en général, tant qu’on maintenait l’égo noyé dans cette illusion de profusion, Rolf et la caste pourraient continuer d’opérer sereinement pour amener l’humanité vers sa destination finale, sans encombres. Tant que le peuple avait un emprunt sur le dos, il ne pouvait pas se révolter.
« Quand les gens sont endettés, ils ne peuvent se rebeller. Ce sont les gens qui n’ont rien à perdre qui vont aller manifester. » affirmait Rolf pour se remonter le moral. Le confort et ce semblant de sécurité était devenu trop important pour la majorité.
Pourtant, Rolf savait qu’il y a avait un grain de sable dans la machine. Une contradiction que son système avait développé et dont il fallait absolument tenir compte dans ses prochaines directives.
La finance avait pris le pouvoir. Malheureusement, elle ne dirigeait pas. Elle ne faisait que s’enrichir. Elle ne voulait avoir de comptes à rendre à personne. Les gouvernements, eux qui dirigeaient les peuples et étaient redevables, représentaient certes une somme colossale de capitaux mais la force dont ils disposaient était largement éclipsée par la totalité du capital privé que possédait une poignées de firmes multinationales super-puissantes. Et tant que ces capitaux privés ne trouvaient pas d’intérêt financier à la protection du monde, il n’y aurait aucun changement. Ces sociétés qui avaient accumulé tant de pouvoir n’étaient pas prêtes à ralentir.
Hors à l’image d’un prédateur qui meurt de faim car il a décimé toutes ses proies, le capital avait colonisé et cannibalisé la politique à un tel point qu’il l’avait ébranlé et causé une crise économique généralisée.
La puissance des entreprises grandissait, la valeur des politiques baissait, les inégalités grandissaient, l’offre augmentait mais la demande globale baissait et les chefs d’entreprises étaient désormais trop apeurés pour investir leur argent. Le serpent se mordait la queue.
Plus le capitalisme se développait et plus il vampirisait la démocratie et plus grand devenait le gaspillage des ressources humaines et des richesses. Et ça, ça devenait compliqué de le cacher à la masse.
On pouvaient continuer de conditionner les individus à tolérer toujours plus. Le peuple acceptait déjà
la guerre, la corruption des gouvernements, la privatisation du vivant, la surveillance de la vie privée, la dégradation de l’environnement, les normes à outrances… mais jusque quand ?
Tant que l’on était en mesure de créer des problèmes et de les résoudre de telle façon que la masse abandonne sa souveraineté et sa liberté aux forces qui les ‘protégeaient’, ça irait. On arriverait à consolider le pouvoir des puissances en place. Mais n’était-ce pas simplement coller une rustine sur un pneu prêt à exploser ?
Tellement de problématiques se posaient aujourd’hui à Rolf.
Mais son réel soucis, et le plus urgent, était de savoir si le capitalisme allait réussir à survivre aux innovations technologiques qu’il était en train de porter au pinacle ?
La technologie était plus que jamais le vecteur de développement et de croissance du vingt-et-unième siècle. Rolf s’en était d’ailleurs servi pour amplifier à outrance ses impulsions. Mais elle était en train de se retourner contre le système même. L’information, la finance, la production de biens et de services et même le pouvoir était en train d’être chamboulés par la technologie.
L’abondance de biens et d’information gratuite, notamment via internet, venait à l’encontre même de ce système où règnent le monopole des sociétés, des banques et des gouvernements qui souhaitent maintenir la population esclave grâce à la privatisation, la commercialisation et la rareté. Le soucis venait de la lutte entre les formes anciennes de société moulées par le capitalisme et une forme émergente qui pré configurait ce qui était à venir. On pouvait fermer Facebook, Twitter et même l’ensemble d’internet et du réseau mobile en cas de crise, paralysant l’ensemble de l’économie au passage. Mais on ne pouvait désormais plus maintenir une société hiérarchique, dirigée par la propagande, dans l’ignorance totale – à part peut-être en Corée du Nord – en supprimant les éléments clés de la vie moderne. Cela équivaudrait comme le souligne le sociologue Manuel Castells à vouloir demander à un pays entier de renoncer à l’électricité.
Et c’est cette nouvelle forme de pouvoir émergeant dont les rebelles avaient l’opportunité de s’emparer qui faisait désormais douter Rolf.
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